Chemin de croix

5 Fév


Jeudi 23 janvier

Le jour du départ de Camarones est arrivé. Au pied de guerre, Kévin et Émeline nous saluent à 9h alors que nous sommes encore dans la tente. Peu de temps après, nos deux compagnons de route argentins s’en vont aussi. Nous prenons innocemment notre temps, un petit déjeuner, et vers midi nous sommes à la sortie de la ville, où nous retrouvons les argentins qui sont toujours là. Ils ont attendu 2h30, alors que les français ont été pris sous leur nez vers 9h ! Visiblement il n’y a pas foule. Un chien local est avec nous quatre et ne nous lâche pas la grappe. Est-ce un esprit réincarné qui nous protège ? Aucune idée, ce qui est sûr c’est qu’il ne fait pas venir les voitures plus vite. [NB: ce qui est sûr c’est qu’Hadrien fait de la poésie dans l’article mais qu’il a passé 1h à maugréer contre les mascotas du village. Et il continue dans chaque ville que nous traversons] On discute tranquillement avec nos compagnons d’infortune, parlons du film Amélie, Être et avoir et Entre les murs. À 13h30, nous ne levons pas le pouce quand déboule une voiture de policier, qui fait demi-tour à la porte de la ville. Nous nous regardons tous, presque paniqués – les argentins y compris ! Va-t-il nous aligner ? Nous demander de partir ? Arrivé à notre niveau, il nous demande si nous allons à la route 3 et propose de nous déposer. Va-t-on pouvoir passer à quatre dans la voiture ? On va essayer. Les énormes sacs entrent au chausse-pied dans le coffre et sur les genoux. C’est parti pour un trajet à 130km/h – rien à voir avec le trajet aller avec le camion de Pocho.

Compagnons de fortune

Nous quittons les argentins là où nous les avions rencontrés. Photo souvenir sur la route, puis le pouce en l’air les uns en face des autres. Eux partent au nord, nous au sud. Au bout d’un quart d’heure une Chrysler nous prend. Au volant, Juan Carlos, 53 ans, son fils part en Australie bientôt. Sur la route nous voyons pour la première fois des puits de pétrole et leur inlassable machine d’extraction. La fortune de Comodoro Rivadavia est basée sur la manne pétrolière, d’où notre volonté d’y passer le moins de temps possible. Notre conducteur nous dépose au meilleur endroit possible à Comodoro Rivadavia : la station service à la sortie de la ville. À la station service, nous nous faisons bénir par une famille de gitans. Entre nomades on se comprend, on s’observe, on se souhaite le meilleur. Et Sainte Sara est glissée dans le livre de route de Jum. Puis c’est parti pour une longue attente avec un débit de voitures écœurant.

Nous n’aurions jamais imaginé faire le trajet que nous avons fait ensuite. Quand Alejandro nous prend, il nous avertit qu’il s’arrête de conduire quand le soleil se couche. La nuit, il dort dans sa voiture et compte s’arrêter à Tres Cerros, petit bled tout juste entre Fitz Roy et Puerto San Julian. Ça ne nous arrange pas des masses, car s’il faut faire du stop au crépuscule, nous prenons un risque : de devoir dormir au milieu de nulle part. Je fais des calculs à toute allure dans ma tête et espère que le le soleil se couchera au moment d’arriver à San Julian. Malheureusement, une énorme déviation d’une heure et demie (à cause d’une fuite de gaz) nous empêche de rejoindre la route 3 rapidement. J’hésite à nous faire descendre à Fitz Roy, mais nous prenons le parti de dormir à Tres Cerros.

La compagnie d’Alejandro est sympathique. Il travaille dans une usine en Terre de Feu et revient de vacances à Salta. Dans son coffre, un tambour, de la taille d’une grosse caisse de batterie. Il joue dans un groupe folklorique avec un guitariste. Au lieu de l’habituelle radio, Alejandro nous sert une liste de lecture riche mais pas forcément à notre goût. D’abord, des chansons romantiques, qui ressemblent à ce qu’on peut entendre à la radio en Italie. Dispensable, mais le panel de chanson a le mérite de l’exhaustivité. On ne compte plus les fois où on entend le mot « corazón » à toutes les sauces. Ensuite, on a droit à l’un des genres favoris du pays : le rock nacional. Il y a du bon et du mauvais, mais c’est globalement plus proche de nos aspirations musicales. Nous discutons de l’inévitable sujet, attention… de la gastronomie (et non pas les Malouines) ! Tous les animaux sauvages que nous croisons sur la route écrasés ou vivants (guanacos, moutons, martinetas, lièvres) se mangent. Ça tombe bien, en France aussi on mange de tout. Puis nous apprenons qu’il y a plusieurs sortes de catholiques en Argentine. Alejandro nous explique qu’il parle directement avec Dieu, et que pour lui, le culte de Gauchito Gil reste de l’ordre de la croyance populaire. Sur la route, nous croisons et croiserons beaucoup d’autels dédiés à ce personnage, décorés de drapeaux rouges.

Autel dédié à Gauchito Gil

Nous arrivons pile poil au moment du coucher de soleil à Tres Cerros. Alejandro nous propose de nous emmener le lendemain vers 5h à Puerto Santa Cruz. Les places à l’hôtel sont très chères, mais on nous propose de dormir dans une tente derrière le bâtiment. Pas très rassurés par les clebs du coin et la route à proximité, nous nous défilons et allons réserver une chambre à l’hôtel – où il n’y a plus de place. Nous passerons donc une petite nuit à une table de la station ; on se relaie pour dormir, je prends un café en regardant Blood Diamonds en espagnol. Ensuite, c’est Jumaï qui veille. À 5h30, comme promis nous partons. Le soleil balance ses rayons horizontaux dans les yeux. Complètement exténués, nous ne sommes pas loquaces et dormons comme des souches sur – enfin ! – de la musique vraiment chouette : du folklore argentin avec flûtes au refrain (à écouter : Los Nocheros). Nous devons une fière chandelle à Alejandro qui nous a emmené si gentiment sur tout ce trajet. Sans lui, nous aurions peut-être dû dormir à Comodoro Rivadavia.

Une nuit à Tres Cerros

Vendredi 24 janvier

À 8h30, au croisement avec la route vers Puerto Santa Cruz, le froid est saisissant et je m’empresse de remplacer mon t-shirt par un mérinos, et d’ajouter un sous-pull. Assez rapidement, nous sommes pris par… encore un policier ! Il ne parle pas, ça tombe bien on a la flemme de discuter. Le camping de Puerto Santa Cruz est gratuit, et franchement très joli. Bien ombragé et protégé du vent, il est quasi vide et nous choisissons notre emplacement royalement.

Puerto Santa Cruz, 3000 habitants. Un enfant peut en faire le tour. Oui, enfin si l’enfant a des jambes solides, parce que les villes argentines ne connaissent pas la densité. Nous errons pendant une bonne demi-heure avant de croiser la moindre vie. Maisons cossues, grosses voitures, infrastructures en bon état et pelouses bien entretenues, pas de doute cette ville et ses habitants ont les moyens. Nous apprendrons plus tard que c’est probablement le barrage hydraulique en amont qui doit apporter du travail et de l’argent à la commune.

Puerto Santa Cruz, 3000 habitants

Les rues carrées démolissent notre conception de la ville européenne. Le centre n’existe pas, l’histoire non plus. Avec trois canons d’une grande violence on fait une allée centrale piétonne. Une banque de 1925 devient patrimoine historique – on ne sait pas vraiment pourquoi. L’église du 20ème siècle ressemble à tout sauf au 20ème siècle. On peut sans hésiter lui préférer cette église à la charpente métallique non loin de la Défense à Paris, tant elle semble si peu inspirée. Des bizarreries architecturales ponctuent notre parcours : un tribunal dans un pavillon ; des maisons de style chalet. À ce propos, il est curieux de constater que dans la province de Misiones (Iguazù), le bois était abondant mais tout était construit en brique. Ici, tout ce qu’il y a alentours c’est du caillou et des buissons, et l’on construit en charpente bois. La forme architecturale, plutôt que de s’adapter au contexte, ressemble à ce que les habitants veulent montrer d’eux même. Rien à voir donc avec notre architecture vernaculaire en Europe (maisons de vignerons, villages 100% bois de montagne, etc.).

Maison ordinaire de Puerto Santa Cruz

Les habitants de Puerto Santa Cruz sont aussi étranges que leur ville. Paniqués par la présence de touristes français, ils nous répondent vite, ne nous comprennent pas parfois. Après un tour par une supérette installée dans une halle de marché, nous achetons d’excellentes empanadas, à un prix défiant toute concurrence : 4 pesos l’une (moins de 0,5€). On aurait pu en prendre beaucoup plus que quatre.

Vannés, nous rentrons dormir à la tente, généreusement ombragée par une haie de bouleaux : ce chemin de croix nous a épuisés. Retour en ville ensuite, nous rencontrons enfin un habitant avenant – et beau gosse – à qui nous demandons où manger. Nous tombons une fois de plus sur un policier, qui nous propose même de nous faire emmener demain par un de ses collègues.

Le boui-boui dans lequel nous mangeons est honnête, mais nous aurions pu nous contenter d’une pizza seulement pour deux. Tant mieux, nous aurons des restes pour demain : nous profitons de la coutume du « doggy bag ». On potasse notre itinéraire de demain avec le gardien du camping. Il y a une erreur flagrante sur la carte IGN, puisque la route directe de Puerto Santa Cruz à El Calafate est en fait un chemin de terre qu’on nous convainc de ne pas prendre. On passera par Rio Gallegos. Non loin de la tente, des jeunes du coin se font un barbecue avec la sono tuning à fond ; ça ne nous empêche pas de dormir profondément.

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